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Cultures et societes en Egypte et dans le monde arabe - Arab and Egyptian cultures and societies


Sonallah Ibrahim: "J'ai retrouvé le sourire!"

Publié par nicoducaire sur 9 Février 2011, 13:12pm

Catégories : #Egypte

Un article du très célèbre écrivain Sonallah Ibrahim (Les années de Zeth, Ashraf, qui parle notamment de la situation carcérale et des injustices sociales en Egypte), paru dans Libération.

 

"Mardi 25 janvier. Je commence la journée sans entrain, avec ma dose quotidienne d’antidépresseurs. Aucune raison d’être gai. J’allume la télévision à la recherche d’informations sur la manifestation organisée par les jeunes de la génération Facebook. Rien sur les chaînes égyptiennes. Je n’attends rien de positif de cette jeunesse futile, ni du reste des Egyptiens qui se sont abandonnés à l’oppression et ont fait de la résignation une seconde nature. Trente, non, quarante ans d’absence de liberté, de dégradation de leurs conditions de vie, de capitalisme sauvage et de pouvoir corrompu. Ils ont une incroyable capacité à endurer et à supporter. Et le Président qui prépare son fils à lui succéder, sans opposition sérieuse.

La liste est longue. Les libertés confisquées, la brutalité ordinaire de la police, les écoles qui produisent des analphabètes, les élections truquées, les terrains publics accaparés par les proches du pouvoir, la politique étrangère aux ordres des Etats-Unis, le chômage massif, la presse et télévision qui mentent, les privatisations au profit d’un petit groupe d’affairistes, le bakchich à tous les étages, le gaz naturel bradé à Israël, la discorde entre chrétiens et musulmans attisée par les appareils de l’Etat, l’épouvantail du terrorisme utilisé pour justifier l’état d’urgence depuis trente ans. L’Egypte est pourrie jusqu’à la moelle.

Je zappe vers les chaînes étrangères. On parle de manifestations place Tahrir, au cœur de la ville. J’imagine de petits rassemblements vite matés par la police, comme d’habitude. Leurs mots d’ordre sont «la liberté, le changement, la justice sociale». On manifeste aussi dans les rues d’Alexandrie et de Suez. Tous ces gens ne semblent appartenir à aucun groupe politique organisé. Pas de trace des Frères musulmans, dont je m’attendrais à ce qu’ils dirigent tout cela. La nuit tombe. Demain, les choses reprendront leur cours habituel.

Mercredi 26 janvier. Je prends mes médicaments et j’allume la télé, directement sur les chaînes étrangères. Les manifestations ont repris. Ils sont des milliers, hommes et femmes, de tous âges. La croix aux côtés du croissant. La police anti-émeutes tente de les disperser à coups de matraque, grenades lacrymogènes et trombes d’eau. Il y a des morts, des arrestations. Ils exigent la démission et le départ de Moubarak.

Vendredi 28 janvier. Des dizaines de milliers de manifestants après la prière. La police anti-émeutes tire à balles de caoutchouc mais ne parvient pas à contrôler la foule.

Soudain, elle disparaît brusquement. Plus un représentant des forces de l’ordre, y compris agents de la circulation et pompiers. Dans la foulée, les prisons s’ouvrent, des milliers de criminels sont lâchés dans les rues. Quelques chars de l’armée font leur apparition, en trop petit nombre pour défendre les manifestants, sans parler du reste de la population. Nuit de terreur. Des bandes armées, où se mêlent des agents de la police secrète, sillonnent la ville à moto et dans des voitures volées. Les jeunes des quartiers s’organisent en comités de vigilance et prennent position aux carrefours et devant les immeubles. Tout le monde a compris que la disparition de la police a été organisée par le ministre de l’Intérieur Habib el-Adly pour amener l’armée à intervenir ou pour terroriser la population et l’obliger à se soumettre.

Pendant ce temps, les représentants de l’Etat ont disparu. Tard dans la soirée, le président Moubarak apparaît sur les écrans. Au bout d’un discours sans surprise, il fait une concession, ou essaie de renforcer son régime : il nomme un vice-Président - ce à quoi il s’était toujours refusé depuis trente ans : le patron des services secrets Omar Souleiman. Suit un nouveau gouvernement, dirigé par un fidèle entre les fidèles, le général Ahmed Chafik. Mais les manifestants continuent de réclamer son départ. Sous leur pression, Moubarak annonce qu’il accepte d’ouvrir le dialogue et qu’il ne se représentera pas à la prochaine élection. Mais il insiste : il restera jusqu’à la fin de son mandat en septembre.

Cela ne suffit pas à faire reculer la mobilisation. Le régime a alors recours à une nouvelle tactique. Il bat le rappel de centaines des nervis qu’il utilise habituellement pour truquer les élections. On les fait monter dans des bus, armés de bâtons, à destination de la place Tahrir. Un autre groupe, venu des Pyramides à cheval et à dos de chameau, fend la foule rassemblée sur la place pour la disperser. Une pluie de pierres, de pavés et de cocktails Molotov, s’abat sur les manifestants. La bataille fait huit morts et des centaines de blessés, mais les manifestants gardent le contrôle de la place.

Omar Souleiman renouvelle son appel au dialogue. Les jeunes de la place Tahrir refusent d’engager toute discussion avant le départ de Moubarak, mais quelques partis de cette opposition de papier que le régime a depuis longtemps apprivoisée acceptent. Quelques têtes tombent, on agite habilement l’épouvantail des Frères musulmans pour ramener à la raison les pays occidentaux qui se sont mis à demander le départ de Moubarak. Les agents du pouvoir et la télévision officielle tentent de convaincre le peuple que ses revendications ont été satisfaites et que les manifestants doivent maintenant rentrer chez eux.

Mais ils tiennent bon. La place Tahrir, place de la Libération, mérite enfin son nom.

J’ai retrouvé le sourire. J’ai repris confiance dans la génération Facebook et dans le peuple. Douze journées historiques, sans précédent dans l’histoire de l’Egypte. Une nouvelle Egypte est en train de naître. Le régime fait tout ce qui est en son possible pour la menacer et pour se dérober devant les revendications du peuple, mais, quoiqu’il fasse, Moubarak partira. Et le régime tombera."

Traduit de l’arabe par Richard Jacquemond.

 

 

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